La tyrannie du passé
Le texte qui suit est issu du livre d’Arnaud Desjardins Et Véronique Loiseleur « La voie et ses pièges » paru aux éditions de La Table Ronde en 1992 et en particulier du chapitre « La Tyrannie du Passé »
Le terme anglais « lying » (être allongé) utilisé auprès de Swâmi Prajnânpad désigne une expression directe des émotions infantiles réprimées avec le retour à la conscience de souvenirs traumatisants oubliés. Cette part d'une ascèse plus vaste paraît originale dans le contexte d'un petit ashram hindou mais on peut la rapprocher de l'abréaction des affects proposée par Freud ou des psychothérapies modernes (primal, rebirth et bien d'autres) mettant l'accent sur le revécu des situations passées – qu'elles se pratiquent individuellement ou en groupe. La vague de ces thérapies et la conviction qu'elles peuvent être libératrices à elles seules exercent une attraction certaine – pour ne pas dire une fascination - sur beaucoup de ceux qui se veulent par ailleurs engagés sur une voie spirituelle. Ce qui sera dit du lying dans les pages qui suivent s'applique donc également aux thérapies à prédominance émotionnelle.
Une erreur majeure mais répandue consiste à mettre tout son espoir dans les « revécus » - y compris les éventuels revécus dits de vies antérieures - avec la certitude que de ceux-ci dépendent la diminution et la disparition de la souffrance dans le courant de l'existence. La remontée au conscient de ces racines anciennes, loin alors de dissiper les émotions douloureuses, sert au contraire de justification à celles-ci et une nouvelle fausse loi mensongère renforce encore la tyrannie du mental : « Avec l'enfance que j'ai vécue, avec les parents que j’ai eus, il est hors de question que je puisse être heureux aujourd'hui. » On ramène au grand jour le petit garçon blessé ou la petite fille trahie qu'on a été et cet enfant meurtri, frustré, psychiquement infirme, devient à tort l'objet de tous les soins. La possibilité d'émerger définitivement de ce passé existe mais elle doit être envisagée avec une compréhension et une lucidité rigoureuses.
Parlons très simplement. Que vous ayez vingt ans ou que vous en ayez cinquante, l'ego et le mental constituent une prison dont vous pouvez vous échapper. Cette prison s'est construite peu à peu depuis votre naissance, pierre après pierre : un rejet, une humiliation, une situation incompréhensible, une comparaison en votre défaveur, un doute sur vous-mêmes, une parole détruisant la confiance que vous aviez en vous, un bonheur trahi, un enthousiasme ridiculisé. Certes, vous pouvez essayer, pour comprendre en quoi consiste cette prison, de savoir comment elle s'est progressivement bâtie autour de votre liberté fondamentale. Tout ce qui n'est pas tranquillité, sérénité, certitude et amour fait partie de la prison. Mais cette prison, vous n'avez pas à la détruire pierre après pierre pour revenir à la situation originelle, à l'innocence, à la pureté du petit enfant. Vous avez à vous en évader. Ce point doit être, dans sa simplicité, complètement clair et complètement certain pour vous, sinon vous vous engagez dans une démarche erronée qui n'aura jamais de fin. Ce qui est important c'est vous aujourd'hui et votre possibilité d'émerger de ce monde d'hier.
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Sur ce point, je connais l'argument qui est tout de suite mis en avant : « C’est le passé qui est réveillé, ce sont mes blessures émotionnelles non cicatrisées qui ressurgissent. » D'accord, j'en ai témoigné moi-même, mais si vous utilisez cet argument du passé et des traumatismes d'enfance pour remettre toujours à plus tard votre libération ou pour prouver que celle-ci est impossible - quel que soit le sens que vous donniez au mot libération – où cela va-t-il vous conduire ? C'est ici et maintenant que tout se passe. « This, here and now », « ceci, ici et maintenant », et pas autre chose, ailleurs dans le temps et ailleurs dans l'espace.
Même si vous expliquez et justifiez votre pensée du moment par une vulnérabilité particulière liée à votre passé, il n'en reste pas moins que l'émotion a été déclenchée par un processus mental actuel.
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À cet égard, il peut y avoir des incompréhensions : « Cet enfant va, peu à peu, grandir - admettons que vous ayez été bloqués dans votre développement affectif a l'âge de deux ans - il aura trois ans, cinq ans, douze ans et un beau jour il aura rattrapé mon âge actuel. » Ce n'est pas ainsi que cela va se passer. « Cet enfant va avoir de moins en moins d'émotions à mesure qu'il va grandir. » Ce n'est pas non plus le processus possible. L'enfant qui a quatre ans aura indéfiniment, éternellement quatre ans. La question n'est donc pas de faire grandir l'enfant mais de dissocier l'adulte de l'enfant. Ou, autre manière d'exprimer la même idée : on ne guérit pas les empreintes passées, on en émerge. C'est comme cela qu'il faut voir les choses et c'est cela qui peut réellement vous aider. Même si vous progressez sur le chemin et qu'en tant qu'adultes vous devenez plus lucides, plus mûrs, plus intelligents, l'enfant, lui, subsiste tel quel. Il n'évolue pas, il ne mûrit pas, il demeure. Simplement, il jouera un rôle de moins en moins important dans vos existences. Mais même en ayant beaucoup progressé, il y aura encore des moments où un enfant de deux ans qui, lui, n'a pas du tout changé affleurera à la surface. Votre progrès, c'est la manière dont vous allez vous situer par rapport à cet enfant. Pour lui, certaines situations seront toujours insupportables, en ce sens que s’il est marqué par un abandon, tout signe actuel d'abandon touchera toujours une plaie à vif. Le symptôme d'aujourd'hui va être interprété émotionnellement et mentalement par l'enfant. C'est l'appréciation par un cerveau et un cœur puérils d'une situation présente, c'est-à-dire une vision - erronée, certes, mais qui s'impose - de la réalité à laquelle l'enfant donne inévitablement un contenu menaçant, déchirant, intolérable.
Ne tentez pas cette acrobatie qui consisterait à ce que l'enfant en vous accepte ce qu'en aucun cas il n'acceptera, ce qu’il ne pourra jamais accepter, cet enfant dont la définition est de ne pouvoir que refuser. Cherchez en tant qu'adultes à vous dissocier de l'enfant. Voyez-vous vraiment comme deux. Imaginez (c'est une image à laquelle il ne faut pas donner plus d'importance qu'elle n'en a) que vous ayez une maison donnant directement sur un jardin et qu'il fasse dans celui-ci un froid glacial alors que votre habitation est bien chauffée. Quelles que soient les acrobaties mentales que vous puissiez taire, vous aurez toujours froid dans le jardin. Il ne peut être question de rester dans le jardin et d'y avoir chaud. Il est question de quitter le jardin pour rentrer dans la maison. Aussi simple et primaire que soit cette image, je me permets de l'utiliser. Considérez qu'il y a en vous deux lieux psychologiques, deux manières de vous situer, l'une que nous comparons au jardin glacé l'hiver (qui est l'enfant) dans le cas des émotions douloureuses ; l'autre qui est l'adulte, lequel est détendu, à l’aise, en paix. Ce sont deux mondes complètement différents mais il est possible de passer de l'un à l'autre. Quand vous serez « libérés », le jardin glacial sera toujours là mais vous n'y retournerez plus jamais, vous ne résiderez que dans la maison. Il y a certes un niveau ultime mais qui n'est pas pour tout de suite où l'on peut dire que le jardin aura disparu, ce qui explique cette étonnante parole de Swâmi Prajnânpad : « Swâmiji a eu un passé. Swâmiji n'a plus de passé. » Mais ce n'est pas votre étape actuelle. Donc quand vous serez un disciple avancé sur le chemin, le jardin sera toujours là mais vous n'y séjournerez plus jamais. Et si par inadvertance vous y êtes retournés, en trois secondes vous reviendrez à l'intérieur au lieu de vous geler dehors.
« J'ai encore de telles émotions au bout de tant d'années ! Il y a un changement général dans mon comportement mais certaines souffrances et certains désarrois demeurent toujours aussi puissants. » Au moment où vous suffoquez dans cette douleur ou ce tumulte intérieur aggravé par les pensées, vous êtes situés dans une région de votre psyché et il est possible de ne pas y rester emprisonnés. Vous pouvez retourner du jardin dans la maison. Et la voie va consister à passer de plus en plus souvent et de plus en plus rapidement de cette part qui demeure, qui ne change pas, qui est infantile, à la part adulte. Ce qui change, c'est que vous êtes de moins en moins souvent et de moins en moins longtemps dans la part intitulée l'enfant en vous et la démarche consiste donc dans ce passage d'un lieu intérieur à un autre. Cette démarche, vous seul pouvez la tenter et peu à peu la réussir et c'est elle que Swâmiji appelait « dissocier l'adulte et l'enfant ». Mais pour cela il faut une conviction que vous ne pouvez plus oublier et, avant tout, vous souvenir que l'émotion n'est jamais justifiée. En tant qu’adulte, je ne peux pas ressentir cette émotion et les pensées qui l'accompagnent - seulement en tant qu'enfant. Et au moment où vous êtes encore désemparés, vous vous souvenez : l'adulte est là en moi. Je suis dans le jardin mais la maison est là. Au pire, admettons que la porte soit fermée, que j'aie perdu la clé et que je sois condamné à me geler dehors. Mais la maison chaleureuse est là, déjà. L'adulte est là mais vous ne serez pas conscients de sa réalité si vous restez entièrement immergés dans l'enfant en vous sans tenter d'en sortir - et avec cette idée fausse que l'enfant, un jour, n'aura plus d'émotions. Si tel était le cas, ce ne serait plus l'enfant !
Arnaud Desjardins dans La voie est ses pièges - La table ronde - 1992
Commentaire
Je n’ai pas le talent d’écrivain d’Arnaud Desjardins, c’est pourquoi je me suis permis d’extraire ces paragraphes d’un chapitre plus vaste et plus précis. Je vous invite à vous reporter à cet ouvrage complet et si vous ne connaissez pas cet auteur, vous pourriez éventuellement commencer par lire « À la recherche du Soi »… en quatre tomes.
Arnaud Desjardins corrige ici d’une manière radicale l’idée que nous pourrions avoir qu’il y a toujours quelque chose que je n’ai pas revécu et qui m’empêche d’être libre de mon passé. En somme, je n’aurais pas fait assez de lyings, de cri primal, de thérapie émotionnelle. À l’inverse, il nous invite à quitter cet enfant meurtri qui ne sera jamais satisfait de son présent tout affairé qu’il est à souffrir de son passé et à continuer à le refuser en tentant de le transformer comme il aurait aimé qu’il se déroule.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, quitter cette prison se présente comme une grande difficulté, une montagne à franchir. Car qu’est-il arrivé dans ce passé ? C’est un passé douloureux dans lequel l’enfant, je pourrais tout aussi bien dire l’embryon, n’a pas pu rester lui-même, n’a pas pu faire corps, il a dû se quitter lui-même. Et là réside la plus grande douleur. Ne pas être accueilli, être maltraité, trahi, manquer d’affection, d’amour, être rejeté, tout cela est excessivement douloureux mais devoir se quitter pour ressembler à celui ou celle que l’on n’est pas, ceci afin de survivre est la plus grande trahison, le plus grand abandon car « je » suis l’auteur de cet abandon de moi-même, de ce renoncement, il ne m’est pas imposé de l’extérieur. J’ai renoncé à être moi-même pour survivre. Tout le chemin de réappropriation consistera à redevenir moi, à habiter totalement à nouveau cet espace intérieur que je pourrai un jour appeler moi.
Et lorsque vous devez quitter cet enfant qui non seulement a eu mal mais a aussi dû abandonner une partie de lui-même, alors c’est comme si vous l’abandonniez à nouveau. Vous devenez le bourreau de cette victime et c’est bien ce que vous vous étiez promis de ne pas devenir, vous vous êtes fait la promesse de ne jamais devenir un de ces adultes qui vous ont négligé, maltraité sciemment ou non. Vous ne pouvez pas leur ressembler.
C’est pourquoi, avant de quitter cet enfant, vous allez d’abord l’accueillir, accueillir sa détresse, sa douleur, sa chagrin, son désespoir comme si c’était les vôtres. Pourquoi ? Parce que personne ne l’a fait et que personne d’autre que vous n’est en mesure de le faire. Vous allez être le parent que vous n’avez jamais eu, et ce faisant vous rejoindrez l’adulte, bizarrement, dans cette quête de l’unité vous deviendrez deux, afin que l’un puisse accueillir l’autre.
C’est après avoir accueilli cet enfant chagrin que vous pourrez le quitter et ce sera d’autant plus facile qu’il aura fini de réclamer. Que réclame-t-il ? De l’attention mais pas seulement. Il désire aussi faire toute la lumière sur cette situation passée qu’il a subie et dont les racines sont parfois étendues, ramifiées dans une histoire familiale obscure ou tue et tenue secrète. Le problème, c’est qu’il peut aussi réclamer réparation. Il est parfois inconsolable mais plus, il arrive qu’il veuille avoir raison du passé. Là effectivement, vous ne pourrez rien pour lui, vous ne pourrez pas consoler l’inconsolable, vous ne pourrez pas l’approuver dans son entêtement à vouloir que le passé n’ait pas eu lieu. Vous pourrez néanmoins quitter cet enfant parce que vous aurez mis tout votre cœur à faire le possible. Pour l’impossible, vous ne pouvez rien. Alors oui, l’adulte que vous êtes aura ce choix à faire de quitter en constatant, avec nostalgie, son impuissance. Rester auprès de cet enfant, dans le jardin gelé comme le dit Arnaud Desjardins, c’est passer à côté de votre vie. Que cet enfant le comprenne ou non, vous avez une vie à vivre, non pas égoïstement mais parce que le monde vous appelle à vivre et à vous accomplir et non l’inverse. Si l’un est inconsolable ou tente d’exercer sa tyrannie le monde ne vous demande pas de vous sacrifier. Cet enfant ne vivra pas. Inutile de gâcher une seconde vie, la vôtre.
Malgré tout et contrairement à ce qui est dit dans ce texte, il est possible de guérir certaines empreintes du passé. Certains vécus, peu importe leur origine mais il sont souvent très précoces, c’est à dire appartenant à la vie utérine, ont laissé des traces dans notre mémoire, des traces non conscientes qui se manifestent cependant à travers nos émotions actuelles, nos évitements, nos prises de contrôle. Tout se passe comme si une couche de protection, appelons-la mentale, nous indiquait sans que nous le sachions de ne pas vivre les sensations associées à certaines expériences lointaines et qui ont mis en péril notre sécurité ou même nous ont mis en danger, dans un danger vital. Encore une fois, quel est le chemin ? C’est le chemin inverse, celui de faire corps, d’aller à la rencontre de la sensation qui surgit face à des situations qui évoquent à notre insu des moments pénibles, douloureux, dangereux mais tellement lointains que nous ne pouvons pas les connaître autrement qu’en acceptant de les vivre. La différence, c’est que nous avons grandi, mûri, nos ressources sont plus importantes et nous sommes capables de comprendre qu’il ne s’agit pas de se mettre dans un danger véritable mais de vivre des sensations qui, elles, ne sont pas dangereuses.
Ce revécu sensoriel, comme l’a appelé Luc Nicon, est guérissant dans un certain nombre de situations : les phobies, les inhibitions, les réactions colériques… L’expérience nous montre qu’une fois les sensations vécues, celles que nous tentions vainement de maintenir à distance et qui se transformaient en émotions envahissantes et récurrentes, c’est comme si les traces de ce qui nous mettait en difficulté avaient disparu. Nous pouvons être exposé aux mêmes types de situations et il ne se passe rien de spécial, pas de réaction, juste des actions.
À nous donc de faire la distinction et d’abord de mettre tout en œuvre pour vivre tout ce qu’il y a à vivre de ce passé douloureux, mus que nous sommes par la nécessité d’aller mieux, de retrouver un peu de sérénité et par le désir d’élucidation, le désir d’éclairer ce qui est resté dans l’ombre et qui nous mènera non pas seulement à la paix mais à la conscience. Il ne s’agit pas d’un désir de venir à bout d’un passé qui nous a meurtri ni d’en avoir raison mais de nous laisser traverser afin de voir au-delà de ce qui ce qui obstrue notre vision.
Et si malgré notre présence, notre capacité d’accueil voire d’ascèse, cet enfant meurtri a trop souffert pour pouvoir s’ouvrir à nouveau, effectivement nous devrons le quitter, ne pas rester auprès de lui. Nous ne pouvons pas le laisser croire qu’il aurait pu avoir raison du monde et par ailleurs, ce monde nous appelle. Alors oui, même avec une pointe de regret, nous pourrons nous tourner vers cette vie qui s’ouvre à nous.
Francis Lemaire